Le précipice



...


Dutton était en faction à cette heure matinale pour s'assurer, quand le voile de brouillard se lèverait de dessus la face de la mer, s'il n’y avait pas en vue quelque navire qui nécessitât l'exécution des fonctions faciles qui lui étaient confiées.


Qu'il y eût quelqu'un autre sur le promontoire encore qu'on y aperçût Dutton, cela était évident, puis que de temps en temps des paroles s'échangeaient. La direction de celles du second interlocuteur semblait indiquer qu'il était de l’autre côté du rocher, à la distance d'une centaine de pieds peut-être.


— Rappelez-vous la maxime du marin, monsieur Wychecombe :


« Un bras pour le service du roi, et un pour soi-même. »


Ces rochers sont glissants, et il ne parait pas bien naturel qu'un matelot comme vous se prenne d'une si belle passion pour les fleurs, qu'il s'expose à se rompre le cou pour faire un bouquet.


— Ne craignez rien pour moi, monsieur Dutton, répondit une voix mâle et évidemment sortie d'une jeune poitrine, ne craignez rien pour moi. Nous autres matelots, nous sommes habitués à nous suspendre dans les airs.


— Oui, à l'aide de bonnes cordes tressées en triple, mon gentilhomme. Maintenant que le gouvernement de Sa Majesté vient de vous faire officier, c'est une sorte d'obligation pour vous de prendre soin de votre vie, afin de l'employer, et au besoin de la perdre à son service.


— C'est vrai, très vrai, monsieur Dutton, tellement vrai, que je m'étonne que vous ayez cru nécessaire de me le rappeler. Je suis très reconnaissant au gouvernement de Sa Majesté, et...


Pendant qu'il parlait, la voix semblait descendre, devenant à chaque instant de moins en moins distincte, jusqu'à ce qu'enfin on ne l'entendit plus. La figure de Dutton s'alarma, car au même moment il entendit un bruit, et il fut évident qu'un objet lourd venait de tomber au pied du rocher.


Ce fut alors que le marin regretta de ne plus avoir de force, et s'humilia devant le sentiment intime de les avoir détruites par ses excès. Il trembla de tous ses membres, et pendant un moment, fut incapable de se lever. Toutefois, un pas léger qu'il entendit à son côté attira ses yeux dans sa direction, et ils tombèrent sur une belle jeune fille de dix-neuf ans, sa propre fille Mildred.


— Vous appeliez quelqu'un, mon père. Puis-je vous aider à quelque chose ?


— Pauvre Wychecombe ! s'écria Dutton, il a franchi l'autre côté du rocher à la recherche d'un bouquet qu'il voulait vous offrir, et je crains, je crains bien...


— Quoi ! mon père ? demanda Mildred d'une voix glacée par la terreur, les roses de son teint faisant place à la pâleur de la mort. Non, non, il n'est pas possible qu'il soit tombé.


Dutton baissa la tête, poussa un long soupir, et parut reprendre quelque empire sur ses nerfs. Il allait se lever, quand on entendit le pas d'un cheval, et que sir Wycherly Wychecombe, monté sur un poney tranquille, s'avança lentement jusqu'au mât des signaux. Au moment où ses yeux tombèrent sur le vénérable vieillard, Mildred, qui le connaissait bien, et qui avait avec lui la familiarité d'une favorite, s'écria :


— Oh ! sir Wycherly, quel bonheur ! Où est Richard ?


— Bonjour, ma jolie Milly, répondit gaiement le baronnet. Que ce soit heureux ou non, me voilà, et je ne suis pas très flatté que votre première question ait été pour le groom au lieu du maître. J'ai envoyé Bick chez le curé. Maintenant que mon pauvre frère le juge est mort et enterré, la présence de M. Rotherham m'est de plus en plus nécessaire.


— Ô cher monsieur Wycherly ! M. Wychecombe, le lieutenant Wichecombe, je veux dire, le jeune officier virginien, celui qui avait été si affreusement blessé, et à la guérison duquel nous prenions tous un si vif intérêt…


— Eh bien, mon enfant, qu'avez-vous à nous en dire ? à coup sûr, vous ne prétendez pas mettre, quand il s'agit de consolations religieuses, un lieutenant de marine au même niveau qu'un curé ?


— Là, là, le rocher, le rocher ! ajouta Mildred, incapable d’être plus explicite en ce moment.


Comme la jeune fille indiquait du doigt le précipice, et que sa figure était la vraie image de la terreur, le bon vieux baronnet commença à avoir quelques soupçons de la vérité, et au moyen de quelques mots arrachés à Dutton, il en sut bientôt autant que ses deux compagnons.


Sautant aussitôt de son poney avec une activité surprenante chez un homme de son âge, il fut bientôt sur ses pieds, et une sorte de consultation confuse s'établit entre eux trois.


Aucun d’eux ne se souciait d'approcher de l'extrémité du rocher, qui était presque perpendiculaire, ils restaient là comme des gens paralysés, jusqu'à ce que Dutton, honteux de sa faiblesse, et se rappelant les mille leçons de sang-froid et de courage qu'il avait reçues dans sa profession, fit un pas en avant vers l'extrémité du plateau, afin de s'assurer du véritable état des choses. Le sang remonta aussitôt aux joues de Mildred. Elle aussi sentit revenir une portion de son courage naturel.


— Arrêtez, mon père ! dit-elle précipitamment; vous êtes infirme et vos membres tremblent. Ma tête est plus solide. Laissez-moi m'approcher du précipice, et voir ce qu'il en est.


Ces paroles furent prononcées d’un ton calme et forcé, qui trompa ses deux auditeurs, qui l'un et l'autre eussent été incapables de cette tâche l'un à cause de son âge, l'autre par suite de son tremblement nerveux


L'oeil de Dieu seul, qui lit dans le fond des coeurs, pouvait juger de l'agonie d'incertitude et de crainte dans laquelle cette jeune et belle créature s'approcha de l'endroit d'où elle pouvait apercevoir la totalité du précipice depuis son sommet jusqu'au point où venaient se baigner les flots de la mer.


Si la vie d'une personne indifférente eût été en un semblable danger, certes Mildred eût éprouvé une poignante émotion, mais en ce moment se révélait à son coeur une foule de tendres sensations, dont elle n'avait point encore interrogé le secret.


En proie à une indicible horreur, elle marcha légèrement jusque sur le bord même de l'abîme, jeta en bas un regard timide, mais sûr, puis elle recula d'un pas, leva les mains dans un sentiment d'effroi, et s’en voila les yeux comme pour échapper à un horrible spectacle.


...

Les deux amiraux



La hiérarchie dans la marine ou sur terre, en Angleterre, est d’une grande importance dans les années 1740 et plus.


À cette époque des batailles navales contre les Français, bien sûr, se tramaient également les histoires d’amour et de loyauté envers son pays d’adoption ou d’origine.


Voyez évoluer ces personnages plutôt attachants et découvrez ce qu’il en adviendra.