La Forteresse  Laurence Billaud
 

Une forteresse de cinq cents étages ? Que pensez-vous qu’il s'y trame ?

Rien de moins que des expériences pour droguer la race humaine entière.

Suivez les aventures des Terroristes du Bien qui tentent d'y échapper.

Voici un extrait :

Iliana



Le sang battait fort contre les tempes d’Iliana. Les lèvres craquelées avalaient l’air par grosses goulées. La jeune russe se demanda un instant si son coeur n’allait pas imploser, sa poitrine lui faisait un mal de chien. Ses jambes se dérobèrent sous elle. La fatigue était trop vive. Elle ferma les yeux et appuya sa tête douloureuse contre le mur de la ruelle sombre. 

Le froid pénétra à travers ses pores et calma le feu qui la rongeait. Cela faisait quinze jours qu’elle vivait en enfer. Tout avait commencé parce que son patron refusait le progrès.

◆◆◆◆◆

Le stylo d’Iliana, un Bic jaune archaïque, glissait paresseusement sur le bloc de commande puis s’arrêta net.

La feuille restait obstinément vierge. Iliana pouvait mémoriser la commande, trente à la fois s’il le fallait, mais le cuistot en était incapable. Elle jura à voix basse.

Les clients qui portaient sur leur blaser l’écusson de la First Bank levèrent les yeux, étonnés par ces paroles qui juraient avec la douceur nordique de la serveuse.

– Je te dis que tu as un ticket avec elle. Écoute, il faudrait que tu te décides à lui parler, car cette nourriture du vingtième siècle me soulève le coeur. Tout est si gras et trop sucré. Les néons me font mal aux yeux et les sièges en plastique ne sont pas confortables. Je t’avertis : c’est le dernier jour que je viens ici. La Forteresse ne devrait pas accepter de tels établissements. Le standing se perd...

– Ok, Bart. Je vais lui demander ce qu’elle fait après son service. Cette fille a (il dessina dans les airs une silhouette prometteuse). Elle pourrait concurrencer les mannequins virtuels de Play-Boy. J’imagine ses cheveux caressant mon torse, et... Aïe ! Pourquoi m’as-tu donné un coup de pied ?

– Je peux prendre votre commande ? demanda Iliana d’une voix sèche.

Elle était exaspérée. Ces idiots la reluquaient sans vergogne depuis plusieurs midis et son boss se complaisait à utiliser des antiquités. Elle ne pouvait rien dire car cet emploi lui permettait de vivre dans la zone Intérieure. Ce genre d’emploi valait de l’or. Certains exclus auraient vendu leur âme pour être à sa place ! De plus, Paul pouvait profiter d’une garderie gratuite et Max n’avait pas eu à changer de statut social. Mais Max avait encore perdu son emploi de vendeur de voitures. En fait, cela faisait six fois cette année que cette situation se produisait. 

Son mari avait le coude trop facile avec la boisson. La main lourde, aussi. Elle l’avait prévenu qu’il pouvait la battre tant qu’il le voulait dans la mesure où il ne touchait pas un cheveu de leur fils, Paul. Elle lui avait juré que s’il ne respectait pas sa parole, elle le tuerait ! 

Combien de fois avait-elle payé des cures de désintoxication où il ne restait qu’une journée. À chaque fois, il lui faisait mille promesses qu’il rompait avant d’avoir terminé de les dire. La jeune femme ne reconnaissait plus, en cet individu violent et dégradé, le Max qui l’avait rendu si heureuse. 

Elle avait quitté Moscou et son emploi prometteur d’ingénieur du Net, pour lui ; pour lui, elle avait falsifié son passé ; pour lui, elle s’était endettée jusqu’au cou. L’avait-elle vraiment aimé ou était-ce l’Amérique qui l’avait attiré ? Cette Amérique dont sa mère, ancienne étoile du Bolchoï2, lui parlait avec nostalgie depuis sa tendre enfance. 

Même aujourd’hui elle n’avait pas la réponse, sauf que Max était mort hier soir. Il avait dépassé les bornes en frappant Paul et Iliana avait lu sur son visage les lignes perverses du plaisir sadique.  Elle avait eu peur...

– Eh, poupée !

On la tirait par la manche. Iliana cligna des yeux.

– Max ?

Elle se dégagea vivement et reconnut l’employé de la First Bank. Le sourire de Max. Une colère sourde l’envahit.

– Je me demandais ce que tu faisais après ton travail. Mon ami et moi aimerions bien que tu nous accompagnes. Ouch ! 

Un beuglement termina la conversation. Le café brûlant avait traversé la toile du pantalon juste au niveau des bijoux de famille.

– Ce que je vais faire ce soir ? Enterrer le cadavre de mon mari !

– Ça va pas ? Espèce de salope ! 

– Écoute chéri ! J’en ai soupé des énergumènes comme toi. Remballe ta queue sinon tu vas finir comme mon mari, un couteau entre les omoplates !

Le policier, à la table voisine, faillit s’étouffer avec son hot-dog. Jusqu’à présent il avait trouvé la situation comique. Il se cala plus profondément dans son siège. Il ne se sentait pas de taille à affronter cette Valkyrie3.  

– De toute manière, se dit-il, je suis en pause. 

Il composa sur son communicateur la demande de renfort, et termina tranquillement son repas. Le client était toujours en colère et le patron du restaurant essayait vainement de le calmer. Avec satisfaction, il vit ses collègues arriver et emmener manu-militari4 la serveuse qui leur résista physiquement et verbalement. 

Au poste, la jeune femme retrouva son calme et décida de tout avouer. La charge retenue à l’origine qui était, menace envers la force policière fut modifiée en meurtre. Le corps de Max fut trouvé au pied de l’évier où sa femme l’avait poignardé la veille.

Iliana ne réfuta jamais avoir tué son mari. Son geste avait été accompli en légitime défense, mais elle se battit comme une tigresse contre l’accusation de l’avoir assassiné devant leur fils. Cet acte doublait le temps de peine. 

Le juge ne fut pas du tout séduit par cette femme qui osa défier son autorité pendant son procès. En outre, le jour, où il rendit son verdict, sa femme avait encore fait brûler le petit déjeuner.

Lorsqu’elle entendit le représentant de la justice cracher la sentence de mort, Iliana regarda incrédule son avocat. Celui-ci avait baissé les yeux et fermait malhabilement une vieille sacoche brune. Elle sut qu’elle avait été jouée. Quel était l’enjeu ? Ses cris se répercutèrent dans tout le tribunal.

– Vous m’aviez dit que si je plaidais coupable, je n’aurais qu’une charge mineure. La mort, imbécile ! Chez vous, c’est mineur ? Qui va s’occuper de mon fils ? Espèce de vendu ! Je vais te tuer, et au moins je saurai pourquoi je suis condamnée ! 

L’homme de loi porta la main à son col. « De l’air...» 

Il la savait capable de mettre son geste à exécution et se voyait gisant sur les dalles du tribunal, sans vie. 

Aurait-il dû accepter la proposition généreuse du gouverneur ?

Il se souvint alors du champ de sécurité qui confinait la prisonnière dans un espace restreint. Ses lèvres s’étirèrent grossièrement, son flegme tomba. Il jubila.

– Toutes les femelles comme toi qui pensent être supérieures aux hommes sont à supprimer. Quant à ton fils, la Forteresse paye cher pour les jeunes cerveaux OutDEX. Les enfants non drogués sont une véritable mine d’or. Le gouverneur lui-même voulait ton fils. J’ai reçu un bon paquet de fric. Dis bonjour à Dieu !

Iliana ne sut pas alors ce qui lui fit le plus mal : mourir ou savoir son fils entre les mains d’un homme qu’elle détestait. Un homme que sa mère avait vénéré jusqu’à son dernier souffle. Elle savait que le Gouverneur ne ferait jamais de mal à Paul, sauf qu’elle ne voulait pas que son fils soit élevé dans une société où l’argent est la clé, et où les valeurs morales comme le respect, la famille, l’entraide n’existent plus.

...

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