Le secret de madame Claire  Normand Jubinville

 

Êtes-vous un fervent(e) d'aventures policières ? Même depuis votre enfance ?

Quel genre de cas auriez-vous aimé traiter ?

Voyez ce que cet informaticien a choisi et découvrez ce qu'il est advenu de lui et de ses enquêtés.

Mystères et rebondissements vous attendent.

...


2. Le hasard fait-il bien les choses ?



Je dus suspendre mon enquête pendant quelque temps, d’une part pour éviter de paraître insistant et d’autre part parce que mon premier métier me demandait plus de temps. Les changements de technologie exigent des ajustements, et l’informatique connaît des changements fréquents.


L’un de mes clients, Vet-Com, une entreprise d’importation et de revente de matériel vétérinaire, comptait une vingtaine de personnes, en majorité des employés de bureau : administration, finances, acheteurs et vendeurs. Cette dernière catégorie connaissait un roulement de personnel assez important ce qui exigeait de changer des mots de passe fréquemment. Leur réseau « intranet » était passablement complexe et nécessitait un entretien régulier.


Je pouvais faire une bonne partie de ce travail de chez moi grâce à un accès Internet sécurisé, mais l’autre devait être faite sur place. Je m’y rendais environ à toutes les quinzaines. Je connaissais la plupart des employés et ne manquais pas de les saluer en passant devant leur poste de travail. Certains d’entre eux (et d’entre elles) avaient été l’objet de mes enquêtes secrètes.


Or, un matin que je me rendais à la salle d’informatique où se trouve le serveur principal, je fus surpris de voir madame Claire, ma voisine, en discussion avec l’une des préposées aux services financiers. J’en fus désarçonné. Comme à mon habitude, je lançais un bonjour dynamique à la préposée et celle-ci me salua à son tour en me gratifiant d’un joli sourire. Interrompue dans ses explications, madame Claire leva les yeux vers moi. J’ouvris la bouche pour la saluer avec la même familiarité mais je réalisai à temps (du moins je crois) que si j’avais l’impression de la connaître, elle cependant ne me connaissait pas. Je bafouillai en m’excusant de l’interruption.


Madame Claire me fit un sourire timide, me répondit « Vous êtes tout excusé », et repris son examen du document affiché sur l’écran de l’ordinateur. Je me dirigeai rapidement vers mon petit local en essayant de contrôler la rougeur envahissant mon visage. « Je viens de passer près de me faire prendre et surtout de me ridiculiser ! ». Une fois seul, je repris lentement mon calme et pus me consacrer aux tâches que j’étais venu accomplir.


Quelques minutes plus tard, je reçus un courriel venant du directeur administratif :


« Nous allons avoir besoin d’un ordinateur supplémentaire pour un nouvel employé. Viens me voir dès que tu auras le temps. »


Je lui répondis que j’étais actuellement dans l’entreprise et que je pouvais me rendre à son bureau dans la minute. Il me répondit : « Je t’attends. »


Jean, le directeur administratif, était un homme à la mine sérieuse mais sympathique. Il était facile de transiger avec lui car il allait toujours directement au but. Il était responsable d’à peu près tout dans l’entreprise à l’exception du secteur des ventes qui était la chasse gardée du président. Jacques (que tout le monde appelait Jack) ne s’intéressait au domaine informatique que pour la forme et lorsque c’était nécessaire. Il avait pleine confiance en son directeur administratif. Jean devait approuver les achats de « hardware » à chaque fois, et c’était lui aussi qui approuvait mes factures pour services professionnels. En pratique, c’était mon patron exécutif.


La porte de son bureau était ouverte.


— Bonjour Pierre ! Entre et prend une chaise.


— Bonjour ! dis-je en m’installant. Vous avez donc une employée supplémentaire. Je suis heureux de voir que les affaires progressent.


— En effet, nous avons conclu le contrat de travail hier soir et il devrait commencer dans deux semaines. Il aura besoin d’un ordinateur portable et d’un accès à nos bases de données habituelles.


— Dans deux semaines ? dis-je surpris. Je viens de voir une dame dans le secteur des services financiers, ce n’est pas la nouvelle employée ?


— Tu as probablement vu madame Claire. Elle fait partie d’une entreprise de consultation et d’expertise en fiscalité et commerce international. Elle est très compétente mais elle ne sera avec nous que pendant quelques semaines. Celui dont je te parle est un représentant des ventes qui fera partie de l’équipe de Jack et couvrira l’ouest du Canada.


— Hum, c’est très spécial, me dis-je tout haut.


— Pas si spécial que ça, rétorqua Jean, l’Ouest canadien compte des milliers d’animaux de ferme et nos produits peuvent sûrement prendre une part du marché. Tu n’as jamais entendu parler du « bœuf de l’Ouest » ?


— Oui, oui, je suis d’accord. Mais je parlais de cette madame Claire. Une femme experte en fiscalité et commerce international, ce n’est pas courant ! As-tu ses coordonnées, l’un de mes clients pourrait avoir besoin de ce type de service, ajoutai-je pour justifier ma question.


— Aurais-tu déjà été séduit par ses beaux yeux bleus ? taquina Jean en riant.


— Bruns, répliquai-je, ses yeux sont bruns.


— Hé, hé ! Tu as remarqué ça ! Elle t’a fait bonne impression. Tiens voici sa carte, dit-il en me tendant le petit rectangle de carton et en affichant un sourire entendu.


Je me concentrais sur la carte d’affaire en essayant de ne pas trop paraître embarrassé. Je lis : W.W.T. CONSULTING et une adresse au Delaware.


— C’est une américaine ? demandais-je.


— Je ne sais pas, avoua Jean. Je peux te dire qu’elle parle très bien le français, avec un joli petit accent ontarien. Te voilà informé !


En effet, je trouvais moi aussi que j’avais ramassé beaucoup d’information en peu de temps. Mais, en bon détective, je ne devais pas laisser paraître mon intérêt outre mesure. Je dérivai donc la conversation sur des aspects techniques de l’accès Internet que je devais configurer dans l’ordinateur portable du futur représentant des ventes.


J’eus l’occasion d’observer madame Claire à plusieurs reprises pendant les semaines qui suivirent et même d’obtenir une photographie, prise lors du tournoi de golf annuel de la compagnie, où elle apparaissait en compagnie de trois autres golfeuses. Je colligeai méticuleusement ces informations, en bon détective. Finalement, elle cessa de venir à la compagnie et je ne la vis plus stationner son automobile près de l’immeuble d’en face. J’en conclus qu’elle avait terminé son mandat et  qu’elle était retournée chez elle, ou quelque part dans le monde, pour exercer sa profession. Je dois avouer que ce fut pour moi un soulagement. C’était idiot, mais je ne voulais pas qu’elle découvre que je demeurais si près. Je me serais senti obligé de la saluer et de lui faire la conversation. Cette possibilité me rendait mal à l’aise. J’avais peur qu’elle découvre mon manège et le prenne mal. Comment aurais-je pu lui expliquer ?


J’en tirai une leçon : ne pas enquêter sur des gens trop près de moi. Il y a trop de risques de situations ennuyeuses, et de possibilités de me rendre ridicule. Aussi, je décidai d’utiliser une autre technique pour choisir mes cibles de pratique : les petites annonces et les faits divers. Je me faisais un devoir d’éplucher les journaux pour déceler les situations où je pourrais exercer mon second métier. J’en tirai quelques satisfactions et quelques succès que j’aurais aimé fêter avec un ami, si tout ça n’avait pas été « ultra secret ». Je prenais de la technique et de l’assurance mais je n’étais pas encore prêt à imprimer mes cartes d’affaires !


Quelques semaines plus tard, je vis dans le journal une colonne intitulée :


Une professeure des HEC perd la vie dans un accident


L’article était accompagné d’une photo de type professionnel. Je reconnus aussitôt madame Claire ! Le texte, assez court d’ailleurs, mentionnait que sa BMW avait été retrouvée dans le fleuve Saint-Laurent, quelque part près de Rimouski. Les traces sur le site de l’accident laissaient penser que la conductrice avait perdu la maîtrise de son bolide, avait traversé le parterre d’une résidence avant de plonger dans le fleuve. Le corps n’avait pas été retrouvé. On supposait que les violents courants de cette section du fleuve l’avaient emporté vers la mer. Comme la propriétaire de l’auto ne s’était pas présentée au travail, ni à sa résidence depuis ce temps, on présumait qu’elle était décédée.


J’étais estomaqué ! Madame Claire ! Professeure aux HEC ! Conduisant une BMW à vive allure ! Tout ça ne correspondait pas à mes observations ni à mes déductions. Je pris la décision d’en avoir le cœur net. J’allais devenir officiellement détective privé et me mettre sur l’affaire !


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