Bataille d’âmes

 

Ce feuilleton de 68 épisodes a été écrit pour le journal La Patrie.

Il ne vous laissera pas indifférent.

Les moeurs des bonnes gens et surtout celles des petits criminels, ou encore l’esprit de sacrifice qui règnait à cette époque vous surprendront.

Le caractère de ces gens les mènera sur des chemins fort différents.

Suivez-les, vous pourrez vous faire votre propre opinion ! Vous aimerez !

Les carrières




Une carrière abandonnée

de sigesaqi.brgm.fr



Il est des hommes qui cherchent les chemins connus, les voies fréquentées, les routes où passe la foule. Il en est d'autres qui préfèrent les sentiers solitaires, les courses imprévues, les lieux redoutés même. Les uns et les autres peuvent avoir raison.


Le tempérament, l'humeur, le caractère, la gaieté, la mélancolie, le chagrin nous poussent dans cent endroits divers, par cent diverses routes, et nous voulons des lieux qui soient à l'unisson de nos âmes. C'est l'union de l'esprit et de la matière sous une forme presque tangible.


Dans le domaine du moral, la franchise et l'honnêteté vont droit leur chemin, la perversité et le mensonge se glissent dans les sentiers tortueux.


Bancalou entrait dans la ville par les carrières.


Les carrières étaient alors un lieu de désolation, à cause de leur nudité et de la teinte sombre du sol fouillé par le pic. Un lieu plein d'horreur, parce que cette terre éventrée offrait des cachettes sombres aux vagabonds qui fuyaient la clarté, et des puits immenses aux meurtriers qui voulaient enfouir sûrement leurs victimes.


En effet, l'eau s'amassait, molle et noire, dans ces trous béants, et comblait le vide fait par les pierres sans nombre qui s'en allaient là-bas, sur les boulevards de la ville, se transformer en maisons élégantes, en superbes palais, en vastes entrepôts.


Toujours, dans le dédale de ces marres stagnantes, sur les débris des pierres effritées et dans les touffes d'herbe pâle, des personnages à la mine inquiétante erraient, chauffant au soleil leurs membres paresseux, ou buvant, pour se fouetter le sang, si l'air était froid, si le ciel était sombre, une eau de feu mordante.


Le plus souvent ils formaient des groupes, causaient de leurs affaires louches, ébauchaient des projets infâmes ou élaboraient des plans dangereux, pour adoucir leur sort et se faire leur part plus large des joies et des richesses de ce monde. Les insensés, qui croyaient amasser par la paresse et jouir par le crime !


Des filles se glissaient dans ces groupes de désoeuvrés. Des filles jeunes et vigoureuses parfois, mais déjà marquées du sceau fatal des damnées. Des filles le plus souvent dépouillées déjà des charmes de leur jeunesse trop tôt profanée, et portant sur leur figure émaciée, les traces de leur ruine précoce.


Des filles déjà vieilles aussi, et fatalement rivées à leurs vieilles habitudes mauvaises. Elles poussaient les hommes au vol afin d'avoir des fleurs, des rubans, des bijoux; elles les provoquaient au plaisir afin d'émousser leur énergie et d'en faire leurs esclaves.


Bancalou se dirigea vers l'un de ces groupes, un groupe de cinq individus, sur le bord du plus large de ces étangs creusés par l'industrie. Ils entouraient un superbe panier de provisions qui avait été volé sans doute à quelque joyeux pique-nique de l'île ou de la montagne.


Ils regardèrent Bancalou qui s'approchait lentement, cherchant d'abord à les reconnaître. Ces habitués des carrières se tenaient un peu pour les membres d'une même famille. Ils n'étaient pas des étrangers les uns pour les autres, et ils ne sympathisaient pas toujours fort profondément, du moins ils ne se haïssaient point et ne cherchaient point à s'éviter.


Parfois cependant, un couteau se plantait dans une gorge ou une balle traversait une cervelle. C’était quand une femme avait allumé la jalousie. Comme la louve ou la lionne, elle se donnait au plus cruel ou au plus fort, et elle s'enivrait de sang, croyant s'enivrer d’amour.


Bancalou sentit tout à coup une angoisse.


– C'est elle, se dit-il tout haut.


Elle, c'était une grosse fille aux flancs larges et à l'épaule ronde. De son bras gauche, elle entourait le cou d'un jeune homme, et de sa main droite elle lui faisait boire un verre d'une liqueur qui devait être agréable, car elle la partageait avec lui.


Il prenait une gorgée et ensuite elle portait le verre à ses lèvres et savourait à son tour la boisson douce. Ils burent ainsi jusqu'à la dernière goutte. Alors ils se levèrent et se mirent à courir sur les pierres et sur l'herbe, se sauvant et se poursuivant pour avoir le plaisir de se rejoindre. Bancalou s’arrêta.


– La gueuse ! gronda-t-il.


Et il évoqua le souvenir de la chaste et jolie Lucette, la jeune organiste de Saint-Ixe, qui avait réveillé son âme, un instant, de Lucette qui s'était glissée soudainement comme un ange du ciel, entre le crime et lui, et l'avait empêché de commettre un sacrilège.


Il comprit l'abîme qui séparait ces deux âmes, l'âme de la prostituée et l'âme de la vierge, et il se sentit honteux d'avoir tant sacrifié à la cupidité des femmes perdues. Il se sentit rehaussé déjà, rien qu'en inclinant son front stigmatisé devant l'image de l’innocence.


Cependant l'aiguillon de la jalousie le piqua de nouveau. Au fond, c'était la vanité blessée. Il y a souvent beaucoup d'orgueil dans l'amour. Même dans les amours canailles des grossiers esclaves des sens, il y a de l'orgueil. Il hésitait, ne sachant s'il devait aller les souffleter tous deux, elle et son amant d'occasion, ou bien s'il devait la fuir, la mépriser, l’oublier.


Tout en écoutant les suggestions diverses de son âme, il marchait. Il marchait lentement tournant le dos aux carrières et regardant la ville dont le bourdonnement arrivait jusqu'à lui comme le grondement d'une immense fournaise.


À mesure qu'il s'éloignait, la tempête s'apaisait en son coeur, et il sentait se dénouer la chaîne lourde qui l'attachait à cette fille. Il allait plus vite, maintenant, et se trouvait plus libre.


Tout à coup deux bras l'enlacèrent et une voix grossière lui cria :


– Viens donc, toi, c'est toi que j’aime...


Bancalou se retourna vivement. Il prit un air fâché, mais c'était de la ruse, car cette parole le flattait. Déjà il songeait à pardonner.


– Tu me prouves ton amour d'une façon singulière, remarqua-t-il. Tu rigoles avec le premier venu et n'importe où.


– C'est mon cousin Docité... Je ne pouvais pas refuser…


– Ah ! si c'est ton cousin Docité, c'est différent... Vous pouvez boire dans le même verre et dormir sur la même paille.


– Allons ! ne te fâche pas, il faut bien s'amuser un peu. Dans tes voyages, toi, ne m'oublies-tu pas aussi, des fois ? Dis… Quand tu vois une belle personne, l'amour ne se réveille-t-il pas ? C'est tout naturel, et je ne te le reproche point.


– C'est vrai, fit Bancalou rêveur, c'est vrai... Seulement, le respect accompagne l’amour.


Il songeait encore à Lucette Longpré, la fille de Pierre. Il continua :


– J'en ai vu une fort belle à Saint-Ixe. Jamais de ma vie, je n'avais éprouvé ce qu'elle m'a fait éprouver... Oh ! si tu la voyais ! Quelle figure angélique et quels regards troublants ! Elle doit lire jusqu'au fond des coeurs.


– Pourquoi ne l'as-tu pas amenée avec toi ? Elle devrait venir à la ville. Elle ferait fortune ici, dans la haute... répliqua la fille, un peu moqueuse, un peu froissée.


Et Bancalou acheva amèrement :


– Oui, elle ferait fortune, peut-être, mais pas de la manière que tu penses. Elle ne nous ressemble en rien... La haute qu'elle fréquente, c'est celle dont nous avons peur... On y pratique toutes les vertus. Nous autres, nous sommes entrés dans l'armée du mal, et la consigne, c'est : Marche dans le bourbier !


Elle ne comprenait pas.


– Viens donc t'amuser, dit-elle il y a des provisions pour dix... des liqueurs fines, mon cher... Un panier que Chose a trouvé dans une voiture, à la porte d'une maison de la rue Sherbrooke.


Bancalou se laissa persuader. Il valait mieux vivre en paix avec tout le monde, se disait-il, pour excuser sa faiblesse.


Les autres avaient allumé un petit feu sur une large pierre, pour faire cuire des aliments ou pour le plaisir de voir s'élancer le dard aigu des flammes et d'entendre le pétillement gai des ramilles.


Bancalou reconnut son rival et le salua en riant, pour lui faire comprendre qu'il n'était pas fâché, et qu'il ne tenait pas tant que cela à la demoiselle. Il dissimulait. S'il n'avait pas eu l'avantage, s'il n'avait pas été le préféré, le dépit lui aurait fait faire des sottises.


– As-tu encore de cette bonne liqueur qui se boit à deux ? demanda-t-il au jeune homme.


...

 

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