Voyage en zigzag

 

Quelques expéditions en Suisse et même à Venise, ça vous le dit ?

Découvrez l'homme et les magnifiques paysages de ces contrées.

SOMMAIRE


Prologue

1. Excursions pédestres

2. Paysage et inscription

3. Les chalets de Bar et le val Ferret

4. Tobie Morel

5. À la Handeck

6. Réflexions et rencontres

7. Venise

Mot de la fin

Du même auteur



I. LES EXCURSIONS PÉDESTRES


Il est très bon, en voyage, d'emporter, outre son sac, provision d'entrain, de gaieté, de courage et de bonne humeur. II est très bon aussi de compter, pour l’amusement, sur soi et ses camarades, plus que sur les curiosités des villes ou sur les merveilles des contrées.


Il n'est pas mal non plus de se fatiguer assez pour que tous les grabats paraissent moelleux. De s'affamer jusqu'à ce point où l'appétit est un délicieux assaisonnement aux mets de leur nature les moins délicieux. Au moyen de ces précautions, on voyage partout agréablement.


Tous les pays sont suffisamment beaux, on jouit de tout ce qui se présente, on ne regrette rien de ce qu'on n'a pas. S'il fait beau, c'est merveille, et s'il pleut, c'est chose toute simple.


Ainsi en est-il advenu pour nous dans une excursion de trois semaines, durant laquelle nous avons été singulièrement favorisés par la pluie et par le froid. Nous cheminions au coeur des Alpes, et à défaut des merveilles de la contrée, dont les nuages nous dérobaient souvent la vue, nous n'avions en compensation ni les douceurs ni les distractions des villes.


Mais notre petite bande bien unie, et transportant partout avec elle sa gaie et facile humeur, se suffisait, au besoin, à elle-même. II n'est rien de tel que de vivre de sa vie propre.


D'ailleurs, s'il est vrai que la sérénité du ciel communique de son charme à tous les incidents et à tous les spectacles d'un voyage, il est vrai aussi que les injures du temps ont leurs avantages pour qui sait les accueillir. Elles rompent l'uniformité d'un plan arrêté et connu d'avance. Elles obligent souvent à prendre un parti et à courir d'aventureuses chances. Elles développent ce gai courage qui affronte les difficultés, et qui n'entend pas faire dépendre son plaisir des caprices du baromètre.


Mais surtout si, comme c'est notre cas, on voyage en troupe nombreuse, la pluie et la tempête, au sein des solitudes et loin du foyer domestique, sont une sorte d'adversité qui rapproche, qui assemble, qui porte à s'entr'aider et à compter les uns sur les autres.


On ne peut prévoir ni le terme de la marche, ni celui du repos, ni le gîte du soir, ni les choses du lendemain. Ainsi, pour chacun, il n'y a d'autre préoccupation que celle du salut commun.


Aussi, aux rayons d'un beau soleil tous les jeunes voyageurs s'affranchissent et s'isolent, et comme les chèvres, ils se dispersent sur le penchant du mont pour y choisir chacun le brin d'herbe qui lui agrée.


Quand l'orage gronde, que les pluies s'établissent, ils se serrent les uns contre les autres, ils se trouvent transformés en une petite colonie compacte, vivant, agissant en commun, et dont on peut dire, à la voir composée de petits et de grands, de frêles enfants et de vigoureux adolescents : Tous pour un ! Un pour tous !


Or, là où cette noble devise est mise en pratique, là n'y a-t-il pas contentement, plaisir ? C'est apparemment à cause de cela que, parmi les plus belles journées de nos voyages, il nous arrive d'en compter plus d'une qui fut en réalité affreuse.


C'était sur quelque cime, le froid glaçait nos membres. Point de gîte, point de secours, la route incertaine, les pas dangereux, la nuit menaçante. En s’isolant, on fait de ces heures-là des heures de péril et d'angoisse. En s'unissant, en assurant le salut de tous par le généreux et actif concours de chacun, on en fait des heures de vie, de gratitude, d'expansive joie, dont le souvenir ineffaçable survit à celui des plus radieuses journées.


Le col d'Anterne, le Simplon, mainte autre montagne nous est chère, et nous retournons la visiter comme on fait à un ancien ami, non pas parce que nous y avons fait une marche facile sous un ciel d'azur, mais parce que nous y étions aux prises avec l'obstacle et le danger. Ceux-ci firent surgir le dévouement, le courage utile, l'abnégation de soi, puis ce doux et triomphant plaisir qui accompagne tout succès où le coeur est pour quelque chose.


Celui qui écrit ces lignes s'y connait en fait de joies. Il a toujours mis au nombre des plus réelles et des plus vives celles qu'il a goutées dans telles de ces journées affreuses.


À la vérité, le froid et la pluie, à qui nous avons eu affaire cette année, n'engendrent ni crainte ni péril. C'est une simple contrariété, mais à redouter dans un voyage pédestre, lorsqu'elle se renouvelle pendant huit ou onze jours.


Elle ne nous a pourtant pas lassés, ni fait perdre une heure d'amusement, et nous étions si bien accoutumés aux rigueurs du ciel, que, lorsque le soleil venait à percer un moment les nuages, il semblait que ce soit un plaisir d'extra non mentionné au programme.


Tantôt nous cheminions par la pluie, tantôt nous faisions halte au foyer de campagnards hospitaliers, tantôt nous colonisions pour quelques heures, pour la journée, dans une hôtellerie de village, assez humble pour que l'on s'y trouve heureux encore de nous avoir et de bien nous traiter.