Une histoire sans fin

 

Voici des contes qui sont immortels à travers les siècles et les endroits. Chacun d'eux étant une histoire et une oeuvre en soi.

La vie, la guerre, de la musique, des livres secrets, différentes époques.


Vous connaitrez ou reconnaitrez des univers parfaitement surprenants.

Une oeuvre magistrale ! Un dépaysement garanti !

14. Lettres mystérieuses



Le 6 mars 1791, deux jours après avoir donné en concert son dernier concerto pour piano à la Jahnscher Saal41, Mozart se rendit à un grand bal masqué où il entendrait ses danses allemandes pour instruments à vent. Pleinement conscient de son aptitude à composer des œuvres beaucoup plus grandioses que de simples danses, la soirée s’annonçait sous le signe de l’ennui.


Mais en ces temps où les commandes lucratives venant de nobles se faisaient rares, il devait se contenter des quelque 800 florins42 annuels qu’il recevait en tant que Kammermusicus (musicien de la chambre impériale).


Il s’y rendit en carrosse accompagné de sa femme Constanze dont le regard se perdait dans la foule hétéroclite passant devant eux. Après quelques fausses couches, la femme attendait son deuxième enfant et depuis quelques jours, elle paraissait nerveuse. Le son des roues de bois roulant sur les dalles de pierre battait le tempo et cette mélodie se développait en une valse viennoise.


Alors que le vieux couple silencieux se laissait bercer par les cahots du chemin, le compositeur ne pensait qu’à cet opéra que Schikaneder43 lui avait commandé. La musique prenait place en lui, il la sentait profondément. Pour un théâtre de paysans, il se laisserait aller sans retenue. Peu avant d’arriver, il gribouilla quelques notes sur un morceau de papier usé qu’il traînait dans son long manteau rouge.


Au début de la soirée, Constanze disparut pour parler avec des amis et c’est à cette soirée qu’elle fit connaissance de la femme du postier en chef de Vienne. Mozart, fatigué, était assis seul à une table. Détestant le port de la perruque, Wolfgang laissait ses cheveux au naturel et jouait fréquemment avec sa tresse.


Le temps passé assis à composer et à boire avait fini par se traduire en embonpoint et en cernes sous ses yeux boursoufflés. À cette époque où les adultes buvaient en moyenne deux litres de vin par jour, il dégustait calmement sa bouteille en travaillant à cet opéra pour paysans, que son ami lui avait commandé.


Sur sa propre musique et en guettant l’ombre des danseurs et danseuses, égayés, le musicien se rappelait du bon vieux temps, en 1784 et 1785 au Burgtheater44, où la salle était pleine chaque soir alors qu’il explorait les limites du concerto pour piano. Et c’est l’année suivante que vint les Noces de Figaro45 et que commencèrent les ennuis…


Quelques semaines plus tard, cela faisait plusieurs fois que Sophie Gabrielli, la femme du postier, passait à la maison. Elle avait développé une véritable amitié avec Constanze qui, vu qu’elle était enceinte, aimait bien discuter et prendre le thé en se reposant.


Alors que les deux femmes conversaient, Wolfgang se détendait en jouant du piano. Son fils Karl, alors âgé de six ans sortit de sa chambre et alla vers son père.


– Papa, pourquoi joues-tu toujours le même air tout le temps ? dit-il.


Mozart fit une pause et ses yeux s’illuminèrent. Il montra à son fils un vieux manuscrit et esquissa un sourire plein de nostalgie et de sagesse.


– C’était il y a dix ans… en 1781. Je participais aux concerts privés du dimanche matin chez le baron Van Swieten, grand amateur de musique baroque. Il me fit découvrir la musique de Johan-Sébastian Bach et c’est là que j’ai découvert son livre de variation qu’il avait fait pour son élève et virtuose Allan Goldberg, claveciniste pour le comte Keyserling.

Souffrant d’insomnie, le noble avait commandé une œuvre à J-S Bach pour l’aider à dormir. Le son doux du clavecin calmait son âme et le préparait au sommeil. Depuis ce temps je ne cesse de découvrir des symboles dans l’architecture.

Les trente variations balancent avec les mesures de l’aria46 mais se décomposent aussi en deux séries de quinze variations. Également, le tout se divise en dix séries de trois variations terminées par un canon.

Bach utilise tous les moyens possibles pour partir du même point et revenir au même point, ce qui pourrait probablement rendre fou les analystes. La structure de cette œuvre est grandiose. Mais moi j'ai découvert, mon petit fiston, dissimulé derrière ce labyrinthe mathématique, la véritable signification de son œuvre, son sens caché !


Son fils avait les yeux ronds, il voulait savoir. Le musicien le regarda un instant pour le faire languir.


– Tu vas comprendre j’en suis sûr… Tu es devenu un grand garçon ! Tu es un Mozart ! Ces variations ont été faites en 1741 alors que Bach, quasi-aveugle, sentait sa fin arriver.

Elles sont une rétrospective de sa vie, personne ne le sait, mais c’est sa biographie ! Voilà pourquoi l’œuvre prend fin par le même aria avec lequel elle a commencé. C’est le regard du vieillard sur sa vie en découvrant qu’il est revenu au même point qu’il était au départ. Il avait découvert qu’après la mort se trouve une autre naissance.

Un principe que nous les francs-maçons savons depuis longtemps. L’univers est un cercle, et chaque point du cercle peut être une fin ou un commencement, mais tout recommence toujours.

Bach était un fervent théologien, il pensait qu’en élevant notre esprit, nous pouvions sortir du cercle. Il avait donc compris le grand principe de l’infini. Les variations Goldberg47 sont un cercle parfait, le cercle de sa vie, le cercle de toutes les vies, l’architecture même de l’univers ! C’est la découverte ultime et l’aboutissement de la recherche spirituelle de ce maître.


– Et c'est quoi toutes ces variations entre le début et la fin ?


– Ce sont les trente parties de sa vie… son architecture. Les trente parties de toutes les vies… de l’univers ! Moi je joue toujours la treizième variation.


Wolfgang se mit à jouer cette variation avec beaucoup d’émotion.


– Et qu’est-ce qu’elle veut dire celle-là ? demanda le petit homme.


En jouant, Mozart répondit :


– C’est lorsque sa femme mourut, Marie-Barbara, alors que Bach était parti en voyage pour inspecter un nouvel orgue. Voilà pourquoi elle est si nostalgique…


– Et toi papa, comment tu sais tout ça ?


– Je ne sais trop pourquoi, mais je vois toutes ces images dans ma tête, comme si j’y étais, dit-il avec émotion.


La photo de : lesvoiesdelame.com